L’instauration de la diversité dans les C. A. pourrait être un test pour Justin Trudeau
Une bataille se dessine au Sénat autour de l'adoption de mesures pour forcer les entreprises à avoir des conseils d'administration plus diversifiés. L'issue du vote pourrait bien placer le gouvernement Trudeau dans une position inconfortable, coincé entre son discours féministe et le lobby des grandes entreprises.
Emmanuelle Latraverse, Radio-Canada
Il s’agit d’arpenter les couloirs de l’entreprise Ubisoft pour constater à quel point l’industrie du jeu vidéo est un monde d’hommes.
Depuis plusieurs années, l’entreprise a lancé une offensive pour diversifier sa main-d’œuvre et recruter davantage de femmes. Mais Cédric Orvoine, vice-président aux ressources humaines et communication, sait qu’il faudra du temps.
« Collectivement, ce qu’on a à faire, c’est d’intéresser les jeunes femmes à tous les programmes de formation qui touchent les sciences et la technologie. Le chemin, c’est par là qu’il passe. »
Cédric Orvoine, v.-p. ressources humaines et communication, Ubisoft
Il faut dire qu'à Ubisoft, l’exemple vient de haut. Le conseil d’administration de l’entreprise française est presque paritaire, composé de cinq femmes et six hommes.
Une transition qui s’est faite certes pour des raisons stratégiques, mais aussi parce que la France a légiféré en 2011 et forcé toutes les entreprises cotées en bourse à compter au moins 40 % de femmes aux conseils d’administration avant 2017.
Le message est clair : la diversité est payante.
« Les entreprises diverses sont plus productives. Il y a différents points de vue, explique Cédric Orvoine. Le choc des idées donne de bonnes nouvelles et des résultats concrets. »
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Le Canada loin derrière
Les efforts du monde des affaires pour recruter des femmes en position de leadership au pays ont cependant donné des résultats mitigés au cours des dernières années.
Certes, en septembre 2016, le gouvernement Trudeau a déposé le projet de loi C-25 forçant les entreprises cotées en Bourse de régime fédéral à publier leur politique de diversité et à fournir des explications à leurs actionnaires dans le cas où elles manqueraient de le faire. C’est ce qu’on appelle dans le milieu, « se conformer ou s’expliquer ».
Or, le problème c’est que les autorités des marchés financiers sont déjà dotées de telles politiques au pays et que le bilan demeure peu reluisant.
De 11 % aux conseils d’administration en 2015, le nombre de femmes est passé à 14 % en 2017. Mais 49 % des entreprises ont toujours des C. A. strictement masculins.
« C'est non seulement pas beaucoup, c’est déprimant! », s’exclame Jocelyne Bourgon, présidente du C. A. de l’Industrielle Alliance, une des rares entreprises au pays à pouvoir se vanter d’avoir un conseil paritaire.
Selon elle, les entreprises peuvent et doivent faire mieux. Encore faut-il s’entendre sur les moyens d'y arriver, concède la gestionnaire de longue date.
Caroline Codsi, qui milite pour l’avancement des femmes en entreprises, en rajoute. Selon elle, il est grand temps que le gouvernement aille plus loin.
« Quand on légifère, on trouve les femmes. Et quand on ne légifère pas, on trouve les excuses. »
Caroline Codsi, présidente de La Gouvernance au féminin
Elle cite l’exemple des sociétés d’État québécoises, qui depuis la mise en vigueur d’une loi à cet effet sous le gouvernement Charest en 2011, ont déployé les efforts nécessaires pour se doter de conseils paritaires.
Une loi fédérale sans dents?
Confronté aux limites du projet de loi C-25 du gouvernement Trudeau, un groupe de sénateurs indépendants a entendu cet appel.
« Pourquoi maintenir une approche qui a donné si peu de résultats au cours des dernières années? Le gouvernement demande aux Canadiens d’être patients. Mais ne devrions-nous pas opter pour une meilleure approche? Nous sommes convaincus que oui », plaidait le sénateur André Pratte dans une lettre ouverte en décembre.
Aux côtés du sénateur Paul Massicotte, il mène la charge pour renforcer la future législation fédérale.
Leur solution? Obliger les entreprises cotées en Bourse de régime fédéral à se fixer des objectifs et des échéanciers précis en matière de diversité afin d’accroître non seulement le nombre de femmes, mais également d’Autochtones, de minorités visibles et de personnes souffrant de handicaps aux conseils d’administration.
Selon Caroline Codsi, une telle mesure est « vitale ». En effet, les entreprises canadiennes qui se sont dotées d’objectifs ont atteint un ratio de 26 % de femmes en moyenne au sein de leur conseil d’administration, alors que les autres s’en tiennent à 12 %.
« Donc, c’est évident que les entreprises qui s’engagent à suivre un échéancier vont mettre en place des mesures pour les atteindre, alors que celles qui espèrent que ça arrive dans l’air du temps, il ne se passe rien. »
Caroline Codsi, présidente de La Gouvernance au féminin
Or, seulement 10 % des entreprises canadiennes se sont dotées de tels objectifs.
D’ailleurs, même certaines entreprises modèles, comme l’Industrielle Alliance, n’y croient pas.
Jocelyne Bourgon croit que des cibles artificielles ne suffisent pas, et qu’il est bien plus utile de changer la culture d’entreprise afin d’intégrer l’idée que la diversité est un critère de succès et de performance.
« En se donnant des objectifs multiples, on s’assure de faire des progrès continus, explique-t-elle. C’est plus compliqué qu’une formule mathématique, mais ça nous mène plus loin. »
Un test de leadership pour le gouvernement
La date exacte du vote des sénateurs sur la question n’a pas encore été fixée, mais inutile de dire que le gouvernement surveille de près la joute qui se joue en coulisse. Car le risque politique est important pour le gouvernement Trudeau.
Pas plus tard que le 18 janvier, le ministre de l’Industrie Navdeep Bains avait qualifié de « frime » les excuses invoquées par les entreprises canadiennes pour justifier leur retard en matière de diversité.
Une semaine plus tard, à Davos, le premier ministre Trudeau a offert tout un plaidoyer féministe pour une mobilisation du monde des affaires en faveur d’une plus grande diversité.
Si les changements proposés par les sénateurs Pratte et Massicotte sont adoptés, il en reviendra au gouvernement de trancher pour ou contre les objectifs précis.
Le premier ministre se retrouverait alors coincé entre le lobby du monde des affaires réfractaire à l’intervention du gouvernement et la crédibilité de son plaidoyer en faveur de l’avancement des femmes et des minorités.