Quand les objectifs de vente virent au cauchemar
5 novembre 2015
Didier Bert, Conseiller.ca
Soumis à des pressions importantes pour respecter des quotas de vente en constante augmentation, un conseiller a décidé de partager son malaise.
François*, un conseiller en services financiers qui compte plus de vingt ans d’expérience et reconnu pour son enthousiasme, parle d’une voix abattue. « Je compte les années avant la retraite, débute-t-il l’entrevue d’une voix monocorde. Depuis dix ans, nos objectifs n’arrêtent pas d’augmenter. »
Des objectifs? Plutôt des quotas, puisque leur non-réalisation engendre des sanctions. « Un quota s’impose, alors qu’un objectif n’est qu’une cible », précise Michel Mailloux, formateur en déontologie auprès des conseillers. « Ceux qui ne tiennent pas leur objectif deux années de suite sont rétrogradés ou mis à la porte », décrit notre vétéran anonyme.
Qu’en est-il des clients? « On ne répond plus à leurs besoins, on leur en crée, observe-t-il. Nos gestionnaires nous disent : ‹ Arrêtez de penser qu’ils n’ont pas besoin des produits, et proposez-les ›. »
François est employé d’une institution financière dans la grande région de Montréal. « Depuis trois ans, c’est encore pire… Avec la faiblesse des taux d’intérêt, notre employeur est en recherche permanente de rentabilité, qu’il trouve en faisant des profits sur la vente de produits complémentaires comme les cartes de crédit ou les assurances. »
Denis Morin
EFFICACES, LES QUOTAS DE VENTE?
Pour Denis Morin, professeur au Département d’organisation et ressources humaines de l’École supérieure de gestion (ESG) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), la réponse est non.
Conseiller — Les quotas de vente sont-ils de bons outils pour rendre les conseillers plus performants?
Denis Morin – Les incitations financières à la performance sont contre-productives. Les quotas de vente nuisent forcément à la qualité du service. On se concentre uniquement sur la cible en oubliant le reste, parce que c’est payant.
C. – Faut-il pour autant bannir les quotas de vente?
D. M. – Ils conviennent très bien pour motiver la réalisation de tâches simples, comme compter des bouteilles et les nettoyer… Mais ils n’ont pas leur place dans des activités aussi complexes que celles des conseillers financiers.
C. – Alors pourquoi des institutions financières utilisent-elles les quotas de vente pour pousser leurs conseillers à la performance?
D. M. – Dans le passé, des recherches ont montré que les bonis à la performance augmentaient la productivité. Mais des recherches scientifiques plus récentes nuancent fortement ces résultats. L’argent peut motiver, mais pas toujours. Maintenant, on sait que les bonis à la performance diminuent le plaisir au travail, favorisent l’épuisement et nuisent à la qualité du service.
Pour François, le métier de conseiller était auparavant synonyme d’accompagner ses clients dans leurs projets de vie. Mais aujourd’hui, la priorité est de vendre. Peu importe si cela vient répondre à un besoin réel. « C’est épouvantable : on offre une deuxième carte de crédit à des personnes qui n’arrivent même pas à gérer la première. » Il affirme même ne plus avoir le temps de recenser tous les besoins du client. « Il arrive qu’après une visite, je me dise que j’ai oublié de lui parler de quelque chose qui aurait pu l’aider. »
« Nos gestionnaires nous disent : ‹ Arrêtez de penser qu’ils n’ont pas besoin des produits, et proposez-les ›. »
— François, conseiller en services financiers
Les produits ciblés par les quotas de vente doivent désormais être offerts à des clientèles pour lesquelles ils n’étaient pas jugés pertinents il y a quelques années. « On doit même proposer des assurances qui ne correspondent pas aux besoins des clients. Par exemple, certaines sont très utiles aux travailleurs autonomes pour couvrir leur prêt hypothécaire en cas d’invalidité. Mais maintenant, on doit aussi les proposer aux employés qui bénéficient déjà d’une assurance invalidité de leur employeur. On leur dit que c’est mieux si on est couvert à plus de 100 %, même quand ce n’est pas justifié. »
FAIRE PEUR POUR VENDRE
Et pour convaincre plus facilement les clients de souscrire des produits d’assurance, « qui sont des produits très rentables », l’institution financière organise des réunions destinées à trouver des arguments et des histoires crédibles. « Racontez des histoires de gens malades autour de vous », se voit conseiller François. Même si l’imagination en vient à remplacer la réalité. « On partage nos histoires d’horreur pour faire peur aux clients, pour les convaincre de prendre un produit, décrit-il. On les partage, on les arrange, on les grossit… on en invente. » Quand on lui demande pourquoi il participe à ces rencontres, François répond : « Je n’ai pas le choix. C’est obligatoire. »
La pression est si élevée pour atteindre les quotas que cela donne lieu à du gaspillage. « Je vois de jeunes conseillers, dont la formation a coûté 10 000 $, abandonner leur poste au bout de 4 ou 5 mois pour retourner à celui d’adjoint », observe-t-il.
Et c’est sans compter sur le stress qui s’empare des équipes. « À l’heure du lunch, on ne parle plus d’autre chose que du travail : on se demande comment on va arriver à atteindre nos objectifs. Les gens souffrent, ils sont tannés, écœurés. »
Même les clients ressentent cette pression, estime François : « Notre langage n’est plus celui de conseillers. C’est devenu trop insistant. Certains nous disent qu’on propose des produits parce qu’on a des objectifs de vente. » Même dans cette situation inconfortable, le conseiller sait ce qu’il doit répondre pour tourner la situation à son avantage, et ainsi se rapprocher de la vente. « Il faut leur répondre en riant, et en confirmant qu’on a des objectifs, mais que si le client n’y souscrit pas, cela pourrait lui manquer, et aussi mentionner qu’on pourrait nous reprocher de ne pas lui en avoir parlé. »
Michel Mailloux
UNE RELATION DÉNATURÉE
Si le témoignage de François peut déranger, il ne décrit pas des faits contraires à la loi. « Les pratiques peuvent être légales mais non éthiques, on le voit souvent, commente Michel Mailloux. Si l’employé est trop mal à l’aise avec ce qu’on lui demande de faire, il peut choisir de vivre avec ou de quitter son employeur. Il y a toujours eu des incitatifs à vendre, mais leur utilisation est arrivée à un point dérangeant », poursuit-il, expliquant que cela a conduit à la mise en place du MRCC 2, la deuxième phase du Modèle de relation client-conseiller, entré en vigueur en juillet 2014.
La situation de François ne rend pas envieux Jacques Rondeau, conseiller en sécurité financière affilié au Groupe financier Horizons. Sur sa page LinkedIn, ce représentant autonome se félicite de n’avoir « aucune pression, aucun quota de vente de la part des fournisseurs ». M. Rondeau n’aimerait pas devoir proposer les produits d’une seule institution financière. « Moi, j’ai 23 fournisseurs! », lance-t-il.
Jacques Rondeau
« Les bonnes compagnies veulent toujours battre leurs chiffres de l’année précédente, c’est dans la nature humaine. C’est correct! Mais peut-on servir notre client comme il faut? Des clients m’appellent pour me demander de les sortir de certains produits, affirme Jacques Rondeau. Ils se font solliciter à bout portant (sic)! »
Pour Michel Mailloux, la vraie question est de se demander où est la priorité. « Sur les objectifs du conseiller ou sur les besoins du consommateur? »
L’inquiétude est partagée par Normand Caron, conseiller en formation au MÉDAC : « Si les conseillers deviennent des machines à vendre, cela dénature toute la relation avec leurs clients. »
Sylvie de Bellefeuille
« Le rôle des conseillers est de permettre à leurs clients de faire un choix éclairé compte tenu de leurs besoins. Les quotas de vente sont un obstacle à ce bon travail. »
— Sylvie de Bellefeuille, avocate à Option Consommateur
Or, la relation de confiance est essentielle entre le client et le conseiller, notamment dans la vente de produits de crédit, rappelle Sylvie de Bellefeuille, avocate à Option Consommateurs. « Beaucoup de gens ne connaissent pas les produits de crédit, alors ils se fient au fait que le conseiller travaille dans une banque, explique-t-elle. Le rôle des conseillers est de permettre à leurs clients de faire un choix éclairé compte tenu de leurs besoins. Les quotas de vente sont un obstacle à ce bon travail. »
QUOTAS, CONCOURS… MÊME COMBAT?
Léon Lemoine
Le courtier indépendant Léon Lemoine connaît bien les quotas de vente. En mars 2004, son directeur mettait fin unilatéralement à son contrat de distribution, à cause de sa faible production. Il reprochait entre autres à Léon Lemoine de ne pas respecter les quotas de vente des produits d’assurance de Desjardins. Le conseiller poursuit alors son ex-employeur. L’affaire se réglera à l’amiable en 2008.
Pour M. Lemoine, la question des quotas rejoint celle des concours de vente, surtout dans l’industrie de l’assurance. « Les compagnies d’assurance organisent ce qu’elles appellent des congrès d’études, qui ont souvent lieu durant une croisière dans les Caraïbes… Les conseillers peuvent [y participer] s’ils concentrent leur activité auprès d’une seule compagnie. »
Léon Lemoine ne se dit pas opposé aux concours de vente, mais il s’inquiète de voir les compagnies mettre la barre très haut. « Si un conseiller se qualifie, c’est qu’il choisit de se concentrer sur une seule firme… à moins de travailler 7 jours sur 7, 24 heures sur 24! » assure-t-il.
Daniel Guillemette, conseiller en sécurité financière indépendant à Brossard, distingue pour sa part les concours de vente des quotas de vente. Et à ses yeux, le problème se situe plutôt dans le domaine bancaire, où les employés doivent vendre des produits maison à tout prix. « En dehors des banques, les concours de vente ont une influence non significative, croit Daniel Guillemette, parce que les seuls conseillers influencés sont ceux qui cherchent des raisons artificielles pour rester motivés, et qui finalement ne resteront pas longtemps dans la profession. »
Normand Caron
« Si les conseillers deviennent des machines à vendre, cela dénature toute la relation avec leurs clients. »
— Normand Caron, conseiller en formation au MÉDAC
Pourtant, l’Autorité des marchés financiers s’en prend à ces concours dans son rapport de Présentation des résultats de l’autoévaluation des pratiques commerciales par les assureurs, dévoilé en juillet dernier. « Par ailleurs, selon l’Autorité, certains incitatifs observés étaient de nature à créer une apparence de conflit d’intérêts. Par exemple, les concours de ventes ciblant un produit donné peuvent stimuler les ventes d’un produit au détriment du besoin réel des consommateurs. Or, l’Autorité s’attend à ce que les consommateurs aient l’assurance que les produits qui leur sont conseillés « conviennent véritablement à leurs besoins », peut-on lire dans le document de 12 pages.
L’Autorité poursuit en rappelant aux assureurs que « la notion d’incitatif » réfère à son sens large et comprend notamment les bonis, commissions, salaires, primes et honoraires inclus dans les programmes de rémunération, ainsi que les autres avantages (concours, promotions, privilèges et cadeaux). Cette définition reconnaît que les conseillers rémunérés à salaire fixe sont tout autant à risque de conflits d’intérêts que les conseillers payés à la commission.
Quant au terme « quota », non seulement lié à une rémunération mais aussi synonyme de sanction – et de perte d’emploi –, lorsqu’en rapport avec la non-atteinte des objectifs de vente, il n’est pas cité dans le rapport.
Les institutions financières contactées dans le cadre de cet article n’ont pas souhaité répondre aux questions de Conseiller.
(*) Prénom fictif à la demande de l’interviewé.
• Ce texte est paru dans l’édition de novembre 2015 de Conseiller. Il est aussi disponible en format PDF.
Vous pouvez également consulter l’ensemble du numéro sur notre site Web.