Dave, le banquier populaire
6 janvier 2014
Marion Van Renterghem (Burnley [Royaume-Uni] Envoyée spéciale), Le Monde
Burnley, décembre 2013, Dave Fishwick, le fondateur de la « Bank of Dave » avec on équipe.
Avez-vous remarqué ce petit homme en jean qui trottine d’un pas pressé sous la pluie du Lancashire? Non. Il n’a l’air de rien dans les rues de Burnley, une ville ouvrière sans histoire à mi-chemin entre Leeds et Manchester, plantée au milieu de cette Angleterre du nord que la reprise économique a oubliée une fois de plus et que le Parti conservateur a renoncé à séduire. Cet homme-là, pourtant, est déjà une légende. Avec l’équipe locale de football, il est la fierté de Burnley, le Zorro des petites gens. Ce qu’il a en tête est moins modeste encore : David Fishwick, au nom sorti de chez Dickens, veut en toute simplicité révolutionner le système bancaire.
Voilà Dave. « Dave, de Burnley », comme il se présente toujours. Il marche vite, salue tout le monde, ponctue ses phrases par un grand rire sonore en vous fixant de ses yeux bleus d’un air décidé. Il pousse la porte de sa minuscule boutique, une vitrine toute bête au pied d’un bâtiment de briques, avec les mots « Bank on Dave! » sur la façade. Tout est dans le « on » et dans le point d’exclamation, on le comprendra plus tard. Il a aussi accroché plus haut une grande banderole publicitaire qui occupe la largeur du bâtiment : « La banque dont la Grande-Bretagne a besoin » (« Better banking for Britain »). Ce ne sont pas Goliath et la Banque d’Angleterre qui vont intimider David.
Dave rêvait d’avoir une Ferrari. C’était mal parti. Quand il naît en 1971 à l’hôpital public de Burnley, la ville est encore celle des usines de charbon et de textile. Le bon vieux crachin de l’Angleterre du nord diffuse une humidité propice au coton, un peu moins à l’allégresse. Ses parents sont ouvriers à l’usine, sa mère tisse le coton, son père entretient des machines et travaille aussi à la ferme, le matin, pour améliorer les fins de mois. Les parents et les deux enfants ont la vie dure, juste un toit et de quoi manger à leur faim.
27 LIVRES STERLING PAR SEMAINE
Le père de Dave veut faire de lui un maçon. L’école n’est pas faite pour ce gringalet qui se fait chambrer par ses camarades et n’arrive à rien. Le jeune homme n’est pas plus doué pour la maçonnerie, mais se retrouve dès ses 16 ans sur des chantiers, payé 27 livres sterling par semaine. Il rêve donc de Ferrari, traîne ses guêtres dans les garages du coin. À l’un d’eux, il propose un deal : les voitures d’occasion remises à la vente, il se charge d’en négocier le prix, de les bricoler, de les astiquer, de les revendre en prenant une commission. Tope là. Il commence avec une camionnette commerciale, puis une autre. « Au bout de quelques mois, se souvient-il, j’avais assez pour leur acheter une voiture. Avec un peu d’argent, tu es en meilleure position pour négocier, c’est une leçon très importante dans la vie. D’une voiture, je suis passé à deux, puis à une camionnette. »
En ces années 1980, le commerce des camionnettes n’est pas répandu. Entrepreneurs et fermiers se les revendent sans passer par des concessionnaires. Dave a une idée : le vendeur de minibus, ce sera lui. Il démarche les agences de tourisme, les collectivités locales, les entreprises chargées d’emmener les enfants à l’école ou à la mer le week-end. Le créneau est bon. Dave Fishwick prospère et devient le plus grand vendeur de minibus du Lancashire. Il a des clients partout au Royaume-Uni et ailleurs en Europe. Jusqu’à la crise financière de 2008. Les banques ne prêtent plus, les entrepreneurs n’investissent plus, les particuliers épargnent, l’économie se fige.
Un de ses clients pousse la porte. Il avait passé commande d’un minibus à 18 000 livres. Sa banque venait de lui refuser le crédit. « Il n’était pas le seul, raconte Dave. Cette situation était devenue la norme de l’époque. On ne m’achetait plus rien. Il a fallu prendre rapidement une décision. »
DAVE LE BANQUIER
Comment vendre des camionnettes quand les clients n’ont plus les moyens? En avançant la somme nécessaire à l’achat. Une sorte de leasing, à la différence que Dave a consenti des prêts sur sa propre fortune, sans l’intermédiaire d’un organisme de financement. Il s’est posé des questions simples. « Je me suis dit : si les banques ne leur prêtent plus, est-ce parce que ces clients ont été pris en défaut de paiement? J’ai tout vérifié. Ils n’avaient rien à se reprocher. Il suffisait de leur dire : “Je te prête, tu me rends.” En fait, ce n’est pas très difficile d’être une banque. » C’est ainsi que David Fishwick, en cette turbulente année 2008, est devenu Dave le banquier.
Dave, le fondateur de la « Bank of Dave » à la boutique d’une de ses clientes en décembre à Burnley.
La vendeuse de robes de mariées, à Burnley, n’oublie pas ce qu’elle lui doit. Quand Sarah Mottershead s’est installée, en 2012, elle avait dépensé toutes ses économies pour constituer son stock de robes. La boutique, elle, restait sinistre. Il lui fallait 5 000 livres pour la rendre attrayante. La banque n’a rien voulu entendre, Dave si. « Sans lui, je n’aurais pas ce beau magasin avec des fleurs et des bonbons dans les vases, et pas de clientes, fait valoir Sarah. Il nous faut plus de Daves! » Rachel Garland et son mari, fleuristes à Accrington depuis dix ans, ont pu, grâce à Dave, offrir à leur boutique un fronton vert flambant neuf. « Notre banque nous a refusé le prêt qu’elle avait préalablement accepté, alors qu’on avait déjà payé le fronton, 10 000 livres. Dave nous a sauvés. Rencontrer quelqu’un qui croit en vous, ça change tout. Dans le Lancashire, quelques milliers de livres suffisent à changer votre vie. »
UN BUSINESSMAN PROSPÈRE
L’histoire de David Fishwick aurait pu s’arrêter là. « Dave de Burnley », héros des entrepreneurs sans le sou, a déjà la gloire. Des mugs et des tee-shirts sont fabriqués à l’effigie de « la banque de Dave ». Il s’est acheté une Ferrari rouge pétant, qu’il gare dans les rues de la ville en laissant les enfants s’asseoir dedans. Il a « plein de très beaux jouets », comme il dit, dont un hélicoptère qu’il pilote à ses heures perdues. Il est un businessman prospère, vend des camionnettes, investit dans l’immobilier, produit des émissions de télévision sur Channel 4, sponsorise l’équipe de foot de Burnley. Il a même créé des job centers pour enfants désavantagés. « Je sais ce qu’est ne rien avoir et avoir beaucoup, dit-il. Je peux avoir une autre voiture si je veux. Mais ça me servirait à quoi de conduire deux Ferrari, d’avoir un hélicoptère plus grand ou une deuxième maison? Je n’ai pas besoin de plus. Je suis riche. Il est temps d’aider les autres. »
Burnley, décembre 2013. Dave Fishwick, le fondateur de la « Bank of Dave » en réunion avec son équipe.
Pour aider vraiment les autres, il lui faut se transformer en vraie banque. Se lancer dans une activité de gestion de dépôts sans se limiter à celle du prêt à partir de ses fonds propres. La Banque d’Angleterre, comme toutes les banques centrales depuis la crise financière, a durci les réglementations prudentielles dont les petits entrepreneurs pâtissent. La « banque » de Dave a six employés et a déjà concédé à des centaines de personnes des millions de livres de prêts (entre 150 et 75 000 livres chacun), sans aucun défaut de remboursement. Mais l’appellation « banque » tout comme les dépôts lui sont refusés. Voilà pourquoi, obéissant, mais têtu, M. Fishwick a subtilement changé le « of » en « on » : The Bank of Dave (« la banque de Dave ») s’appelle pour l’instant Bank on Dave! (« comptez sur Dave! »), en attendant l’agrément de la banque centrale ou une loi qui autoriserait les banques communautaires, comme en Allemagne ou aux États-Unis.
Pour tenter d’accélérer les choses, Dave s’est planté, il y a quelques mois, devant la Banque d’Angleterre, à Londres, sur le toit de sa camionnette, avec un haut-parleur et les caméras de Channel 4. « Hi, je suis Dave de Burnley! », a-t-il tonné, avant de réclamer, devant les passants amusés, le droit de créer, officiellement, sa banque. « Je sais, je ne suis qu’un gars de Burnley qui vend des bus. Mais je veux créer une banque, une toute, toute petite banque! », répète-t-il inlassablement.
DAVE S’EN FICHE
Des banquiers lui ont ri au nez, des avocats ont tenté de le décourager. « Enfin, Dave, c’est impossible, aucune banque ne s’est ouverte en Grande-Bretagne depuis un siècle! » Dave s’en fiche : « Rien n’est impossible dans la vie si tu crois à ce que tu fais et que tu agis pour de bonnes raisons. La banque de Dave n’a que des bonnes raisons. J’investis pour des entrepreneurs locaux qui n’ont pas accès aux banques établies. Je leur propose un taux d’intérêt avantageux au regard du risque. C’est sans but lucratif et les bénéfices sont distribués aux œuvres caritatives. Pourquoi n’aurais-je pas le droit de faire tout ça légalement? C’est ça qui est anormal! »
Des politiques de tous bords se mobilisent pour lui. Notamment le jeune député conservateur Steve Baker, convaincu que l’instauration réglementée de banques communautaires pourrait considérablement améliorer l’économie du Royaume-Uni. « Dave prouve concrètement l’injustice du système bancaire actuel, observe-t-il. La banque est la seule industrie qui ne coûte rien à ceux qui la produisent. Dave, lui, prend des risques personnels avec son argent, ce qui est crucial pour crédibiliser une banque. Si mille villes britanniques avaient une banque locale qui profite à la communauté, le pays sortirait de la crise. »
Le député libéral-démocrate de Burnley, Gordon Birtwistle, a attiré l’attention du ministre de l’innovation, Vince Cable. Quant à l’ancien spin doctor de Tony Blair, Alastair Campbell, supporteur acharné de l’équipe de foot de Burnley, il a présenté Dave aux figures du Labour comme Ed Balls et Chuka Umunna : « Dave a une personnalité si forte qu’on veut se battre pour lui », assure-t-il. Leur protégé commun a été reçu au Parlement et l’idée des banques communautaires fait son chemin à Westminster.
Dave de Burnley en est sûr : il révolutionnera le système bancaire. En attendant, il s’est fixé son règlement à lui :
1) Ne jamais perdre d’argent.
2) Ne jamais oublier le point 1.
3) Ne jamais abandonner.
4) Ne jamais, jamais, abandonner.
« Ça, ce sont les quatre règles de Dave », dit-il