HORIZONS — REPORTAGE

Les combats de Robin des banques

PARINGAUX ROLAND PIERRE, Le Monde
Jeudi 25 mars 1999, p. 16

Yves Michaud, un retraité québécois, fait depuis trois ans croisade contre l’arrogance, les salaires mirobolants et l’opacité de gestion des dirigeants des grandes banques. Les premières décisions de justice lui ont donné raison

« J’ai mis soixante-cinq ans à me faire un nom et je n’ai plus qu’un surnom! » L’air malicieux contredit le ton faussement chagrin. Côté popularité, le Québécois Yves Michaud n’a pas de souci à se faire, et il le sait. Dans le train qui file sur la plaine enneigée de Montréal à Toronto, tous les passagers ont reconnu le petit homme volubile dont la photo apparaît régulièrement dans les journaux. Plusieurs l’ont salué d’un « Bonsoir! » ou d’un « Bravo! ».

Pour l’heure, l’ancien député de Montréal reproche au chef de train la médiocrité du plateau-repas et, surtout, celle du vin. Auteur d’un livre sur La Folie du vin, il est intarissable sur le sujet. Il sera toujours temps, ce soir, de retrouver la croisade qui l’oppose, depuis trois ans, au gratin des banquiers canadiens. Une cause qui lui a valu la notoriété et ce surnom de Robin des banques dont il n’est pas peu fier. Pour lui qui a tant bataillé contre la domination anglophone, quelle douce revanche de remettre ça sous les traits d’un héros cher à l’adversaire!

Rien ne prédisposait Yves Michaud à rompre des lances avec les barons de la finance. Après soixante-cinq ans d’une vie consacrée tour à tour au journalisme, à la politique et à la diplomatie, et dans tous les cas à la cause de l’indépendance du Québec, il préparait sa retraite lorsqu’une faillite a changé le cours des choses. Deux mille petits actionnaires, qui avaient confié leur épargne à une société fiduciaire, parmi lesquels se trouvait Mme Michaud, virent leurs économies partir en fumée. Ils n’avaient rien vu venir et se trouvaient livrés à eux-mêmes. Il n’en fallait pas plus pour qu’Yves Michaud intervienne.

À l’époque, l’ancien délégué du Québec à Paris ignore tout des affaires bancaires. Mais il apprend vite et fait bientôt le constat suivant : « Au Canada, sept banques se partagent le marché et ne rendent de comptes à personne. Leur arrogance confine au mépris et les petits actionnaires sont sans défense, sans voix et sans contrôle réel sur les affaires les concernant. » Une situation que symbolise le quartier de Bay Street, dans le centre de Toronto. Là, dans un carré magique formé par quelques blocs, cent trente administrateurs représentant les cinq grandes banques anglophones siègent aux conseils d’administration de mille cinq cent quarante-quatre sociétés. Toute la richesse du Canada, ou presque, est dans les mains de cet « Old Boy’s Club » aux intérêts étroitement imbriqués. « C’est la règle des copains d’abord, ironise le Québécois. Je te nomme à mon conseil, et tu votes mon salaire; tu me nommes à ton conseil, et je vote ton salaire. »

Sous la pression de Wall Street et de la globalisation des marchés financiers, le système canadien a commencé à évoluer. La loi oblige désormais les sociétés faisant appel à l’épargne publique à révéler les cinq plus hauts salaires de l’entreprise. Mais cela n’empêche pas les banquiers d’engranger des fortunes. Yves Michaud cite le cas d’André Bérard, directeur de la Banque nationale, une moyenne puissance. En 1995, année médiocre pour son établissement, ses revenus se décomposaient comme suit, en dollars canadiens (1 euro vaut 1,66 dollar canadien) : salaire 487 910 dollars; prime 454 900; autre rémunération 27 616; bonification à long terme 368 870. Soit un total de 1 339 336 dollars, auxquels s’ajoutaient une gratification de 90 000 actions à 9,50 dollars pièce et un prêt de 341 000 dollars consenti à la moitié du taux de base. Sans oublier un programme spécial d’allocation d’après-retraite lui permettant de se retirer, à soixante ans, « avec un magot d’environ 360 000 dollars par an ». « Et ce n’est pas le plus gourmand! », remarque son compatriote. En 1997, Al Flood, le grand patron de la Banque impériale canadienne de commerce, a touché près de 8 millions de dollars; son bras droit, chargé des fonds d’investissement, 10 millions.

Plus Yves Michaud progresse dans le maquis bancaire et plus il est choqué par l’accumulation « des salaires indécents, des abus, privilèges et avantages indus que se votent les dirigeants des banques en puisant dans les poches des actionnaires ». « On est en plein star-system. Comme pour les footballeurs et les joueurs de hockey, il n’y a plus de limite à la surenchère. » D’après lui, la rémunération des dirigeants de banque représente « plus du double » de celle des compagnies aux performances comparables. Dans cet univers clos et feutré, tout est réglé d’avance. « Les réunions, dit Michaud, sont des grand-messes mondaines » où les dirigeants « entretiennent un culte stalinien de la personnalité ». Les avoirs des actionnaires sont gérés dans une opacité à peu près totale. La déréglementation des institutions financières, qui n’a pas été accompagnée des mesures de contrôle indispensables, n’a rien arrangé. « Si nos banques sont si riches, ce n’est pas dû au génie des banquiers, mais à la protection de l’État et à une situation de quasi-monopole », estime notre interlocuteur.

Yves Michaud, « citoyen ordinaire, craignant Dieu, la loi et les gendarmes », n’est pas du genre à baisser les bras. Il propose donc à trois banques dont il est actionnaire (Banque royale, Banque nationale et Banque Scotia) de soumettre au vote de leur prochaine assemblée générale des propositions visant à améliorer la transparence et la gestion de l’entreprise. Rien de révolutionnaire. S’inspirant de plusieurs rapports officiels, il suggère de limiter le revenu des dirigeants à vingt fois le salaire moyen des employés; de séparer les postes de directeur et de président du conseil d’administration; d’interdire aux fournisseurs importants de siéger à ce même conseil; de mettre fin aux votes bloqués ou encore de faire cesser le financement « immoral » des partis politiques par les banques.

Tout cela paraît aller de soi. Mais c’est la première fois qu’un simple actionnaire se prévaut de son droit pour une telle démarche, reçue comme une provocation. Les banques la rejettent. Michaud s’en remet alors à la justice et se retrouve, « par un jour gris de décembre », devant la Cour supérieure du Québec. « Seul, sans avocat, n’ayant pas les moyens de payer les honoraires salés d’un brillant procureur, il m’a fallu éplucher la loi sur les banques pour défendre tant bien que mal mes propositions. » Face au retraité téméraire, les banques alignent des ténors du barreau. De ceux, ironise-t-il, « qui carburent à 750 dollars l’heure et qui ont tout intérêt à faire traîner les choses ». Deux jours durant, il est soumis à « un procès d’intention-marathon visant à [le] discréditer en s’en prenant à [sa] personne plutôt qu’à discuter [ses] propositions ».

Pour faire bon poids, les avocats invoquent une disposition légale selon laquelle « la banque n’est pas tenue d’annexer la proposition s’il apparaît que celle-ci a pour objet principal soit de faire valoir (…) une réclamation personnelle (…), soit de servir des fins générales d’ordre économique, politique, racial, religieux, social ou analogue ». Yves Michaud n’en revient pas : « Être arrivé à mettre dans la loi une telle clause, contraire à la charte des droits et libertés, chapeau au lobby des banquiers! » À l’heure des plaidoiries, le Québécois a beau appeler Victor Hugo et Ruy Blas à la rescousse — « Bon appétit, messieurs! Ô ministres intègres! » — , c’est à Molière — « Que diable allait-il faire dans cette galère! » — qu’il pense. Le 9 janvier 1997, pourtant, la juge Pierrette Rayle rend un verdict qui ordonne aux banques d’inclure les propositions du plaignant dans les circulaires de convocation des assemblées générales. C’est une première dans les annales judiciaires. Et, dans les milieux financiers, « un véritable tremblement de terre », se souvient Bernard Landry, le ministre de l’Économie et des Finances du Québec. Un séisme d’autant plus dévastateur qu’une seconde secousse, celle de la confirmation du jugement en appel, laisse la citadelle de Toronto KO debout.

Que dit Mme Rayle aux banquiers? Il n’est pas acceptable « que l’on puisse soumettre un actionnaire à un procès d’intention avant de lui reconnaître le droit de faire proposition »; que « l’actionnaire qui se manifeste ne doit pas être traité comme un adversaire »; ou encore que « le législateur a voulu que l’assemblée annuelle soit celle des actionnaires et non celle des dirigeants et des administrateurs ». Non seulement les propositions sont jugées pertinentes, mais « le tribunal croit qu’une discussion sereine, civilisée sur les questions qu’elles soulèvent servira l’intérêt prochain et lointain des actionnaires et celui des banques ».

Yves Michaud a gagné. Il a fait reconnaître le droit des actionnaires à intervenir dans leurs propres affaires, à demander des comptes à « leurs » banquiers. Du jour au lendemain, il est à la « une » des médias. Applaudi, caricaturé, honoré. Pas seulement au Québec. La portée de sa victoire va bien au-delà des querelles de chapelles, de langues et de provinces. Elle touche tous les Canadiens qui s’épuisent depuis des années à réclamer la transparence sur tous les tons et dans toutes les langues. N’en déplaise aux esprits chagrins, sa résonance est nationale. Une manchette du quotidien anglophone The Gazette, du 22 janvier, résumait bien la situation : « Il n’est pas nécessaire d’aimer Yves Michaud pour applaudir sa croisade en faveur des actionnaires. »

Les banquiers ne manquent pas de souligner qu’Yves Michaud a bénéficié d’un environnement favorable. « Ses interventions, nous disait Charles-Henri Rousseau, président de la Banque laurentienne, se situent dans la foulée de celles chères aux activistes des grands fonds de placement américains, qui font en sorte que les actionnaires gardent leur droit de parole et leur droit de vote, même après avoir nommé les administrateurs, alors qu’auparavant, après avoir voté, ils avaient surtout le droit de se taire. » Sans doute. Mais, au Canada, c’est bel et bien l’ancien député de Montréal qui, le premier, a ouvert une brèche dans un système complètement verrouillé.

Pour Bob Verdun, un journaliste de l’Ontario versé dans ces questions, « Michaud a transformé la face de la banque au Canada, et ce n’est qu’un début ». L’économiste québécois Rosaire Morin est plus mesuré : « Michaud, dit-il, ne changera pas l’âme des banquiers, mais il a réveillé les gens du peuple et fait bouger les choses. » À la suite de son succès, l’ancien journaliste a mis sur pied l’Association de protection des épargnants et investisseurs du Québec (APÉIQ), qui compte désormais un millier de membres. Avec le soutien des investisseurs institutionnels (caisses de retraites et fonds mutuels) et d’autres, il a obtenu certains changements. Ainsi, lors de son assemblée générale du 21 janvier, au Royal York Hotel, temple de l’aristocratie des affaires, la direction de la Banque impériale de commerce a fait accepter la proposition d’un code de procédure refusé l’année précédente à une large majorité.

D’autres propositions d’Yves Michaud ont été écartées. Mais la dynamique est lancée et le Québécois n’est plus seul. Même les banquiers se félicitent, aujourd’hui, de l’« effet Michaud ». L’un parle d’« une bouffée d’air qui a réveillé les conseils d’administration »; un autre lui rend grâce d’avoir « ouvert le jeu » et « démocratisé le débat ». « C’est un tribun qui met de la vie dans les assemblées », renchérit un troisième. Bref, l’adversaire est couvert de fleurs, ce qui n’empêche pas de combattre certaines de ses propositions jugées inacceptables. Réduction des salaires en tête. « Les salaires, nous disait Al Flood, sont fonction de la performance des banques. C’est la loi du marché. On entend dire que les banquiers gagnent beaucoup, mais ils font aussi gagner beaucoup d’argent aux actionnaires. Chacun y trouve son compte. »

Sarcastique, Yves Michaud se demande si le revenu du grand patron de la Banque impériale reflétera les résultats désastreux enregistrés par sa banque en 1998…

En attendant, d’autres voient plus loin. Un nouvel activisme tente d’influencer les stratégies en moralisant les placements. De concilier actionnariat et bonne conscience. Là encore, le courant vient des États-Unis, où un nombre croissant de groupes religieux font entendre leur voix — la « voix de Dieu » — dans les assemblées d’actionnaires.

À Montréal, les sœurs des Saints-Noms-de-Jésus-et-de-Marie ne se contentent pas de soutenir Yves Michaud. Elles investissent aussi dans les « fonds éthiques ». Pour que chaque action soit une bonne action.

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