Seul contre les banques

13 janvier 1997
Robert Dutrisac, Le Devoir

Yves Michaud vient de prouver à la face de l’establishment financier qu’un simple citoyen, un simple actionnaire qui n’est pas « one of the boys », peut avoir gain de cause contre l’armada juridique des grandes banques canadiennes. La décision rendue par la juge Pierrette Rayle de la Cour supérieure est « spectaculaire », « révolutionnaire » même, selon les mots des quelques experts interrogés qui se spécialisent dans le droit des sociétés. Les petits actionnaires pourront avoir leur mot à dire sur les avantages, pécuniaires ou autre, que des cénacles étanches octroient à la haute direction des banques.

Elle ne date pas d’hier la croisade que mène contre la direction des institutions financières, contre ce qu’il appelle « la coterie des copains d’abord », l’ancien député et diplomate, ce journaliste qui tient encore une chronique à CKVL et publie ses éditoriaux sur le site Internet de Planète Québec. Victime de la déconfiture de Trustco Général avec 2000 autres petits porteurs de débentures, un placement en principe des plus pépères, Yves Michaud, qui ne mâche pas ses mots, est partie en guerre contre la « veulerie » des « roquets de la mafia des institutions financières », contre le propriétaire de Trustco Général, l’Industrielle-Alliance, et le prétendu sauveur, la Banque Nationale, et sa filiale de courtage Lévesque Beaubien Geoffrion. Depuis, ses démêlés avec le monde de la finance culminent tous les ans lors de l’assemblée annuelle de la Banque Nationale. Dans un style « vieille France » qui contraste avec la langue de bois lénifiante et comptable, la lingua franca de ces augustes rendez-vous d’actionnaires dociles, Yves Michaud y fustige la cupidité honteuse des dirigeants de banques et du copinage érigé en système qui la satisfait.

La juge Rayle ordonne à la Banque Nationale et à la Banque Royale, dont M. Michaud est actionnaire inscrit, d’inclure dans leur circulaire envoyée à tous les actionnaires, en prévision des prochaines assemblées annuelles, cinq propositions (quatre dans le cas de la Banque Royale) que M. Michaud veut soumettre au vote des actionnaires.

La première de ses propositions vise à limiter à 20 fois le salaire moyen des employés de la banque la rémunération globale, comprenant primes, bonus et gratifications, consentie à son président. Cette recommandation vient de J. P. Morgan de la banque d’affaires du même nom, rapporte M. Michaud. Il s’appuie en outre sur l’opinion du gestionnaire de fonds Stephen Jarislowsky qui dénonce les salaires « fréquemment trop élevés, les primes excessives, les options d’achats burlesques » consentis aux dirigeants de sociétés. Le président de la Banque Nationale, qui a touché une rémunération totale de 1,4 million de dollars, devrait se contenter de 900 000 dollars, selon le calcul de Michaud, et John Cleyhorn, le président du conseil de la Banque Royale, de 815 000 dollars, selon le Globe and Mail, au lieu des 2,28 millions qu’il a encaissés. Une misère quoi!

Yves Michaud a plaidé seul sa cause, affrontant l’artillerie du cabinet Desjardins Ducharme Stein Monast pour la Banque Nationale et d’Ogilvy Renault pour la Banque Royale. Il a dû subir des interrogatoires « épuisants », selon ses termes, menés par les avocats des banques sur sa triple carrière de journaliste, d’homme politique et de diplomate. Ces avocats ont épluché ses déclarations, ses articles et ses éditoriaux. « Le requérant ne s’attendait peut-être pas à ce que sa requête de 21 lignes provoque un front concerté aussi impressionnant », écrit la juge Rayle.

Les banques semblent avoir été prises de court. Elles n’ont n’ont guère le choix maintenant que de soumettre les propositions de M. Michaud au vote. À défaut de respecter cette ordonnance exécutoire, la Cour empêchera la tenue de leurs assemblées annuelles. Une requête pour en appeler du jugement n’y changera rien, selon les experts.

Yves Michaud ne se fait guère d’illusions sur le sort qui sera réservé à ses propositions. La direction des banques, aidées de surcroît par les filiales de courtage en valeurs mobilières, s’assurera de réunir suffisamment de titres pour repousser cette offensive. Aucun actionnaire ne peut contrôler une grande banque canadienne, le gouvernement interdisant qu’un seul actionnaire ne détienne plus de 10 % de son capital-actions. Conséquence : les vrais patrons, ce sont les gestionnaires de la banque et les actionnaires peuvent difficilement se mobiliser contre une direction appelée à s’auto-évaluer, à s’auto-congratuler et, surtout, à s’auto-récompenser.

En revanche, le jugement crée un précédent important : les actionnaires peuvent se faire entendre, soumettre des propositions et susciter la discussion. C’est dans la loi, mais on arrivait mal à en appliquer les principes. Cette décision sonnera peut-être l’éveil des actionnaires de ces grands ensembles n’appartenant à personne face à leurs intouchables dirigeants.

Yves Michaud se demande aujourd’hui pourquoi il lui revient à lui de mener cette bataille, lui qui n’est pas un financier. « Pourquoi moi? Pourquoi un journaliste. Pourquoi pas les grands MBA? » Ceux qui savent se taisent, pourrait-on lui répondre, et s’appesantit le silence des requins.

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