Trop facile de se vendre!
La question de la propriété des sièges sociaux n’est pas à prendre à la légère, selon l’économiste Pierre Fortin.
13 juillet 2018
Pierre Fortin, L’Actualité
Une entreprise, ce n’est pas seulement une machine abstraite à faire des profits. C’est un établissement humain. L’origine du propriétaire importe.
Comment une entreprise américaine qui est en fonction à Laval se comportera-t-elle si son siège social est à Austin, au Texas? Où concentrera-t-elle ses activités de recherche et développement? Gardera-t-elle ses fournisseurs québécois? Où poursuivra-t-elle son expansion? Où effectuera-t-elle ses mises à pied lors d’une récession? À Austin ou à Laval? Craindra-t-elle le courroux de Justin Trudeau plus que celui de Donald Trump?
En 2013, le cabinet KPMG-SECOR a montré que la contribution des sièges sociaux à l’économie locale était considérable. Elle repose sur le nombre et la qualité des emplois soutenus (70 000 au Québec), les activités de recherche et développement, les services professionnels utilisés, l’affluence immobilière et hôtelière induite, et leur apport caritatif et culturel.
KPMG-SECOR a de plus fait le bilan des transactions d’achat et de vente d’actifs d’entreprises entre le Québec et l’extérieur qui ont eu lieu de 2001 à 2013. Les achats d’actifs au Québec par les entreprises de l’extérieur et les achats hors Québec par les entreprises d’ici ont dans les deux cas totalisé 90 milliards de dollars au cours de cette période. Mais attention, comme l’économie du Québec est 55 fois plus petite que celle du reste de l’Amérique du Nord, cette valeur commune des actifs vendus a pesé 55 fois plus lourd sur l’économie québécoise que sur celle du reste du continent.
Il n’y a pas lieu de paniquer, mais il ne faut tout de même pas négliger la question de la propriété des sièges sociaux. Comment faire pour les empêcher d’être vendus à l’étranger avec une trop grande facilité? Comment mieux les protéger contre les offres d’achat extérieures, qu’elles soient « hostiles » ou « amicales »? Parmi les « hostiles », celles visant Alcan, Rona et Microcell (société mère de Fido) ont fait grand bruit. Parmi les « amicales », il y a eu, entre autres, celles concernant les Rôtisseries St-Hubert, le Cirque du Soleil, Van Houtte, Cossette, Canam, Tembec et, finalement, Rona.
Depuis cinq ans, deux leaders financiers québécois mettent en garde contre la vente trop facile des entreprises québécoises à l’extérieur : Yvan Allaire, président de l’Institut sur la gouvernance (IGOPP), et Claude Séguin, président du Groupe de travail gouvernemental sur la protection des entreprises québécoises.
Ils ont observé que, depuis 30 ans, les autorités canadiennes des valeurs mobilières ont dépouillé les conseils d’administration de leur pouvoir de dire non à une offre d’achat dès qu’elle est rendue publique. Allaire et Séguin ont fortement appuyé l’Autorité québécoise des marchés financiers (AMF), qui a maintes fois réclamé, mais sans succès jusqu’ici, d’éliminer cet empêchement majeur au blocage d’une offre d’achat, devenu à leurs yeux complètement désuet.
De plus, les deux financiers ont fait remarquer que l’intérêt des conseils d’administration et des actionnaires n’était souvent pas aligné sur l’intérêt à long terme de l’entreprise. Ils ont proposé des antidotes : un droit de vote pour les actions acquis seulement après un minimum d’un an de possession; ou un droit de vote additionnel pour les actions détenues depuis plus de deux ans. Allaire affirme cependant que les actions à droit de vote multiple restent le bouclier le plus efficace.
Enfin, la rémunération des membres de la direction et des conseils d’administration comprend souvent des options et des actions encaissables au prix de l’offre d’achat. Cela est de nature à rendre les dirigeants et administrateurs exagérément réceptifs à l’offre d’achat. Une solution, selon Allaire, serait qu’en cas de prise de contrôle le prix d’exercice des options et actions détenues par la direction soit établi selon le cours du titre avant que l’offre d’achat ait été rendue publique.
Toujours employer les gros canons de l’État pour bloquer la vente d’entreprises québécoises à l’étranger ne serait pas une bonne idée. À court terme, il y a risque de bordel politique et de perte financière pour les contribuables. À long terme, les entreprises seraient incitées à établir leur siège social partout sauf au Québec, et les entreprises québécoises ne seraient pas les bienvenues hors de la province.
Nous serions sages de nous y prendre autrement. Il faudrait d’abord écouter les recommandations de l’AMF et de nos deux financiers. Qu’attendent les autorités fédérales et provinciales pour y donner suite?