La tentation du gigantisme dans le secteur de la santé

28 octobre 2016
Yvan Allaire et Michel Nadeau - Respectivement président et directeur général de l’Institut de la gouvernance
Québec, Le Devoir

La société AT&T veut avaler Time Warner. Bayer acquiert Monsanto. Deux exemples récents d’un mal qui affecte trop souvent les entreprises privées, la création de structures gigantesques d’une telle complexité qu’elles en deviennent ingouvernables et ingérables. Les arguments entendus de synergies, de complémentarité, de consolidation façonnent une argumentation spécieuse cachant des mobiles financiers plus ou moins avouables.

Comme il arrive souvent, quelques années plus tard, on cherche à déconstruire ces arrangements dont la sous-performance est devenue évidente. Dans le secteur privé, les grands perdants de ces opérations sont les actionnaires de ces sociétés.

Le secteur public, québécois du moins, n’est pas immunisé contre ce mal. On en voit apparaître les symptômes dans le secteur de la santé. Ainsi, en douceur, sans débat ou discussion, l’hôpital Sainte-Justine fut « regroupé » avec le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Les deux établissements, jure-t-on, continueront de fonctionner de façon autonome, mais partageront le même président-directeur général et le même conseil d’administration.

Peut-on croire que ce « regroupement » a été mis en place pour le seul bénéfice de faire l’économie d’un p.-d.g. et d’un conseil d’administration (dont les membres sont encore bénévoles) ? Quiconque a étudié les organisations et pratiqué dans ces milieux sait qu’inévitablement, la « logique financière » dictera la fusion de services, l’élimination de postes, l’intégration de fonctions, dans une sainte recherche d’efficience et d’efficacité. Alors apparaîtront les dysfonctions, les lenteurs, les ambiguïtés de responsabilité qui sont le lot des organisations devenues trop complexes.

Mais le modèle Sainte-Justine–CHUM fait déjà école. Dans l’ouest de Montréal, certains groupes caressent le projet de regroupement des trois structures de la santé (CUSM, CIUSSS de l’Ouest et CIUSSS du Centre-Ouest). On veut proposer au ministre la création de la plus grande organisation publique de l’histoire du Québec. Ce mastodonte bureaucratique comprendrait plus de 50 établissements de santé, environ 25 000 employés (dont 2300 médecins) et un budget d’exploitation de près de 3 milliards, soit plus que celui d’Hydro-Québec. Nulle part ailleurs au Canada n’a-t-on créé une structure aussi imposante dans le domaine de la santé. L’Alberta a connu la vague du gigantisme avant de revenir à des structures régionales plus faciles à gérer.

Ce rapprochement n’est pas la résultante d’une vision organisationnelle réfléchie, mais découle plutôt de la volonté de quelques personnes de « rationaliser » les institutions du monde de la santé à l’ouest du boulevard Saint-Laurent.

Une tendance qui s’étend

Dans une entrevue au journal The Gazette (7 septembre 2016), le ministre de la Santé, M. Gaétan Barrette, a dit trouver cette volonté de regroupement des établissements bilingues de l’ouest de Montréal « très agréable ». « Ils vont une étape plus loin que ce que j’ai voulu faire avec la loi 10. » Mais le Dr Barrette a agi avec prudence en confiant au Dr Arvind Joshi le soin de regarder la situation avec objectivité.

Mise en place au printemps 2015, la loi 10 a regroupé sur une base territoriale les quelque 200 établissements de santé, services sociaux, centres pour la jeunesse, CHSLD, unités de santé mentale dans une trentaine de centres intégrés (parfois universitaires) de santé et de services sociaux (CISSS et CIUSSS). Avec un budget dépassant souvent le milliard de dollars et un effectif de quelque 10 000 personnes, les CISSS et les CIUSSS sont déjà, dans leur forme actuelle, d’énormes organisations qui occupent la moitié des places au tableau des 30 plus grandes organisations publiques et privées au Québec.

D’ailleurs, l’implantation de ce modèle complexe d’organisation n’est pas achevée, tant s’en faut. Leur système de gouvernance est en démarrage ; l’autonomie des conseils est encore trop exiguë ; le p.-d.g. de l’organisme relève du sous-ministre et non du conseil d’administration comme c’est la norme (et comme le dit la loi 10).

Pourquoi, alors que les organismes mis en place par la loi 10 sont en pleine phase d’implantation, de rodage, d’ajustements, doit-on procéder à des « regroupements » créant encore plus de complexité ? Puis, question fondamentale, comment le regroupement de deux ou trois établissements favorisera-t-il un meilleur service pour le patient qui, on en a fait le leitmotiv de la réforme, doit être au centre du système de santé ? Plusieurs porte-parole d’organismes d’usagers ont exprimé des réserves devant la possibilité de cette mégastructure.

Doit-on percevoir, se profilant derrière ces « regroupements » soudains, le spectre d’une vieille idée bureaucratique, l’apogée du gigantisme, soit la création d’une « Hydro-Santé », un organisme central, sorte de société d’État qui contrôlerait rigoureusement, à l’aide d’indicateurs de performance très précis et détaillés, tous les établissements du Québec avec la même discipline que celle des McDonald’s ?

Le ministère devrait commencer par faire un succès de la réforme contenue dans la loi 10, un immense défi et un grand pari encore loin d’être gagnés. La population du Québec attend encore ce jour où l’on pourra véridiquement prétendre que le patient est maintenant au centre des préoccupations et des décisions partout dans le système de santé. D’ici là, prenons garde aux propositions qui ne servent qu’à agrandir le pouvoir et l’autorité des gestionnaires du système.

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