Gouverner une entreprise et gouverner un État: les dangers d’une analogie
14 juin 2016
Ivan Tchotourian
Est-il possible de rapprocher la gouvernance d’une entreprise du gouvernement d’un État? Cette question m’est venue de plusieurs articles de presse récents ainsi que de recherches que je mène depuis plusieurs années dans le domaine de la gouvernance d’entreprise. Faut-il penser la gouvernance d’entreprise sur un modèle politique de type démocratique1? Ici, poser la question n’est pas y répondre: il faut se méfier des évidences… Un fameux juriste français (le doyen Georges Ripert) s’interrogeait déjà sur ce thème en 1951 en soulignant, dans son style unique, les limites de l’analogie2.
Une image séduisante
Dès lors que la question du «pouvoir» dans l’entreprise est abordée, l’analyse proposée par des spécialistes est fondée sur une figure de style rapprochant le gouvernement d’entreprise d’un régime démocratique. L’image est attrayante et séduit incontestablement, comme le démontre l’adhésion des législateurs (qu’ils soient nord-américains ou européens) à une idéologie de contre-pouvoir de type «démocratie actionnariale». Le droit adhère à une rhétorique simple: assimiler la direction d’une entreprise au modèle étatique républicain et appliquer au système économique les règles de la démocratie parlementaire directe. Les actionnaires seraient des électeurs dotés d’un droit de vote dont il conviendrait de protéger l’exercice.
Constatons-le aujourd’hui: l’assemblée annuelle et le droit de vote sont placés au cœur des réflexions juridiques de ces dernières années, à la suite de la crise économico-financière de 2007-2008. Tel est le sens des réformes législatives et réglementaires adoptées récemment! Citons pêle-mêle: l’accroissement de certains pouvoirs des actionnaires comme celui de se prononcer sur la rémunération de la haute direction (le say on pay); la facilitation des démarches de sollicitation et l’extension des possibilités pour les actionnaires de faire des propositions, au Canada; l’encadrement de l’exercice du droit de vote des courtiers, aux États-Unis; l’élimination des actions à droits de vote multiples, en Allemagne; les récentes améliorations de l’exercice des prérogatives des actionnaires lors des assemblées, en Europe.
Cette assimilation entre la gouvernance de l’entreprise et celle d’un État est d’autant plus facile à diffuser que les entreprises de taille considérable (les fameuses multinationales) se voient souvent comparer aux États lorsque leurs pouvoirs sont abordés. Selon un raisonnement analogique, elles seraient des micro-États qui interagissent avec leur environnement, tout comme le font les États avec le reste du monde. Le pouvoir de certaines entreprises (celles dont le chiffre d’affaires dépasse le PIB de nombreux pays) concurrence d’ailleurs directement celui des États, ce qui rend souvent problématique (voire illusoire) d’envisager une sanction lorsque lesdites entreprises adoptent un comportement irresponsable dans les domaines environnementaux, humains ou sociétaux.
Une image déformante
La montée en puissance de la vision démocratique de l’entreprise présente des aspects positifs:
- Elle offre une réponse possible à une autorité de la direction parfois trop affirmée et à une technocratie devenue omniprésente (la lecture de John Kenneth Galbraith vous en convaincra3).
- Elle renforce et légitime la position des actionnaires de plus en plus activistes (ils ne sont rien de moins que des citoyens de l’entreprise).
- Elle rappelle les investisseurs institutionnels à leur obligation de gérer activement les fonds qui leur sont confiés.
L’image est belle, mais elle déforme la réalité. La gouvernance d’une entreprise se distingue de celle d’un État: gouvernance n’est pas gouvernement! Quatre arguments peuvent être avancés.
Argument 1 : une concentration des pouvoirs
L’entreprise dispose d’un choix plus restreint qu’un État en matière d’organisation du pouvoir. Or, la pratique montre souvent une concentration du pouvoir qui, en fonction de la personnalité des membres du CA et de la haute direction, risque d’éloigner l’entreprise du modèle démocratique et la rapprocher d’une certaine forme d’absolutisme, voire de despotisme. Si la minorité est dotée de droits, elle n’est pas une opposition, et l’égalité qu’elle peut invoquer peut assez facilement être relativisée. J’ajouterais que la minorité ne peut devenir une majorité stable en convainquant un corps électoral de lui confier le pouvoir. Cette concentration des pouvoirs est à l’opposé de la séparation des pouvoirs prônée et pratiquée dans le modèle démocratique (pouvoir législatif, pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire).
Argument 2 : une gestion pour quel intérêt?
L’objectif d’un État est la satisfaction de l’intérêt général de ses citoyens. En va-t-il de même des entreprises? Difficile d’affirmer que ces dernières poursuivent un tel objectif. Dans le cas des grandes entreprises, celles-ci se voient traditionnellement attribuer la mission de réaliser des profits et de les distribuer aux actionnaires. Elles se trouvent donc éloignées des préoccupations d’un État, encore plus depuis que la recherche de l’accroissement continuel de la valeur actionnariale est devenu leur objectif central. L’absence d’obligation juridique d’engranger des dividendes et de les distribuer (décision relevant du CA, au Canada), l’ouverture aux préoccupations attachées à la responsabilité sociétale et l’attrait du secteur social éloignent peut-être les entreprises de cet objectif pécuniaire. Il n’en demeure pas moins qu’on est encore loin de pouvoir affirmer que les entreprises ont pour visée la poursuite de l’intérêt général.
Argument 3 : les salariés oubliés
La relation gouvernants/gouvernés place les salariés en situation délicate. Malgré des tentatives plus ou moins réussies de rapprochement entre actionnaires et salariés (par des réformes favorisant l’intéressement des salariés ou leur représentation au sein du CA), les pouvoirs des salariés demeurent en retrait par rapport à ceux des actionnaires et se résument bien souvent en un droit à l’information. La preuve en est qu’ils sont en marge des discussions actuelles entourant la gouvernance des entreprises4. L’impression est qu’ils sont les oubliés d’un capitalisme devenu financier.
Argument 4 : un fondement critiquable
La vision démocratique de l’entreprise repose sur une base intellectuelle fondamentalement critiquable. En effet, elle est soutenue par les théories contractualistes de l’entreprise, prolongement de l’analyse néo-classique de l’entreprise. Niant toute idée collective attachée à l’entreprise, ces théories (qui servent de nos jours de grille de lecture aux phénomènes organisationnels) assimilent l’entreprise à un nœud de contrats5. Sur la base de cette approche, le contrat est au cœur de l’organisation de l’entreprise, les actionnaires en sont les «maîtres» et propriétaires, et le régime démocratique en est la forme d’organisation du pouvoir. Que deviennent la personnalité morale et l’unité économique et sociale qu’est l’entreprise que le droit consacre? Mystère…
Gouvernance d’entreprise ne rime pas nécessairement avec gouvernement d’un État. Le rapprochement entre l’économique et le politique ne doit pas être poussé à l’extrême. Solution salutaire à certains égards pour la gouvernance des grandes entreprises, il est porteur d’un risque: faire des actionnaires l’unique partie prenante à privilégier et leur donner des pouvoirs qu’ils ne sauront utiliser (du moins dans une perspective de long terme). In cauda venenum, dit le proverbe latin!
1 J.-P. Mattout, «La gouvernance de la société anonyme cotée: Comparaison avec le gouvernement d’un État», dans Mélanges offerts à Paul Didier: Études de droit privé, Paris, Économica, 2008, p. 315; P.-Y. Gomez et H. Korine, Entrepreneurs and Democracy: A Political Theory of Corporate Governance, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. ↩
2 G. Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, Paris, L.G.D.J., 1951. ↩
3 J. K. Galbraith, The New Industrial State, Houghton Mifflin Company, Boston, 1967. ↩
4 I. Tchotourian, «Et si on parlait d’autre chose que du conseil d’administration et des actionnaires?», dans Risques, crise financière et gouvernance: perspectives transatlantiques, S. Rousseau et L. Nurit (dir.), Montréal/Genève/Limal, Éditions Thémis, Schulthess et Anthémis, 2013, p. 195-226. ↩
5 E. F. Fama, «Agency Problems and the Theory of the Firm», The Journal of Political Economy, 1980, Vol. 88, no 2, p. 288; M. C. Jensen and W. H. Mecling, «Theory of Firm: Management Behavior, Agency Costs and Ownership Structure», Journal of Financial economics, 1976, Vol. 3, no 4, p. 305. ↩