La Caisse de dépôt et placement révise sa mécanique de gouvernance en profondeur

2018-05-29
Willie Gagnon, Le MÉDAC

Otéra a fait couler beaucoup d’encre depuis quelques mois. Il faut féliciter les journalistes à l’origine des révélations de février qui ont mené au dénouement de toute l’affaire hier, avec la publication de nombreux documents détaillants non seulement les recommandations reçues, mais aussi l’analyse les soutenant et les mesures mises en place par la Caisse pour les mettre en œuvre. Au-delà des effets de toge dans l’expression des émotions de tout un chacun dans ce dossier, les mesures mises en place nous apparaissent satisfaisantes, pour l’essentiel. Il faut le souligner.

Épargnons-nous nos états d’âme quant au caractère scabreux et inacceptable des agissement reprochés aux personnes mises en cause dans cette histoire, pour nous concentrer plus précisément sur les questions techniques relatives à l’éthique et au gouvernement d’entreprise (gouvernance) de la Caisse. Il ne conviendrait pas, en effet, de gérer pareil sujet sur la seule bonne fois des gens. La Caisse n’est pas une simple binnerie. Il faut s’intéresser de près à la mécanique des choses, à l’aspect technique de la machine.

La gouvernance de la Caisse a, de toute époque, été exemplaire, comme il se doit. Étant donné non seulement la taille, mais également la nature même de cette créature de l’État, la Caisse a une très grande envergure symbolique dans le monde financier et dans la société en général. La rigueur de ses politiques, de ses codes d’éthique et de la description de son mandat lui permettent d’exercer une très grande influence sur l’ensemble de l’écosystème des affaires au Québec et dans la fédération, voire dans le monde. Nous avons notamment été à même d’en constater les effets directs, sur le plancher des assemblées annuelles des actionnaires des sociétés ouvertes dont les titres figurent à notre portefeuille, à plusieurs reprises depuis plus de 20 ans.

Le fait est cependant que, jusqu’à maintenant, toutes ces politiques ne s’appliquaient pas nécessairement à l’ensemble de ses filiales. Les recommandations publiées hier et le coup de barre qui en résultent entendent y remédier.

Enquête, analyse et recommandations

Deux documents importants ont été rendus publics par la Caisse, hier :

  • le sommaire de l’enquête concernant Otéra Capital menée par le cabinet Osler, Hoskin & Harcourt, y compris les recommandations; et :
  • le rapport des résultats d’analyse et de revue du code d’éthique d’Otéra préparé par le cabinet Norton Rose Fulbright, y compris les recommandations.

Le train de recommandations des deux cabinets repose essentiellement sur un principe de base — toutes les politiques de gouvernance de toutes les filiales de la Caisse devraient s’harmoniser à celles de la Caisse — principe qui découle du constat qu’il s’agirait là de la cause de l’affaire Otéra.

En effet, la très forte majorité des recommandations découle directement de ces considérations. En voici les plus importantes, selon nous :

  • séparation des postes de président du conseil et de chef de la direction d’Otéra et d’Ivanhoé Cambridge;
  • révision des mécanismes de gouvernance d’Otéra;
  • création d’un comité de gouvernance et d’éthique au sein du conseil d’administration d’Otéra et un autre au sein de celui d’Ivanhoé Cambridge;
  • création d’un poste de chef de la conformité d’Otéra;
  • création d’un comité de coordination des chefs de la conformité présidé par la vice-présidente principale de la Caisse.

Ces annonces ont été faites dans les communiqués séparés de la Caisse, d’Ivanhoé Cambridge et d’Otéra.

Un exercice de cohérence bienvenu

Non seulement la Caisse est-elle tenue par la Loi sur la Caisse de dépôt et placement du Québec (art. 5.5) et le mandat du conseil d’avoir un administrateur indépendant à la présidence de son conseil d’administration — ce qui exclut d’office le chef de la direction — mais encore a-t-elle pour politique formelle de défendre ce principe dans l’exercice des droits de vote dont elle dispose aux assemblées annuelles des sociétés dont elle détient des titres. Pourquoi ce principe de séparation des fonctions de président du conseil et de PDG n’était-il pas observé dans les filiales Otéra et Ivanhoé Cambridge? Nous ne le savons pas. Nous sommes d’avis qu’il aurait dû l’être. Nous sommes heureux qu’il le soit désormais.

L’harmonisation, mutatis mutandis, des différentes politiques de gouvernance de la Caisse est un exercice utile et nécessaire dont nous apprécions grandement les effets anticipés quant à la cohérence et à l’intégrité de l’organisation elle-même.

Points de détails sur Otéra

Il est à noter certains points de détails intéressants au sujet d’Otéra. Le Registraire des entreprises nous apprend qu’Otéra est construite sur la base d’une architecture à deux sociétés distinctes : le Holding Otéra Capital inc. (NEQ 1165196180) et Otéra Capital inc. (NEQ 1165196107) — sans compter toutes les filiales. En effet, l’annonce du renouvellement du conseil d’administration, de la nomination de Claude Bergeron (chef de la direction des risques et relations avec les déposants de la Caisse) au titre de président du conseil et de la nomination de Rana Ghorayeb au titre de présidente et chef de la direction d’Otéra, concerne en effet le Holding. Le « premier actionnaire » du Holding est la Caisse (à 97,5 %, selon le rapport annuel) et le second le Régime des rentes du Mouvement Desjardins. Le Holding détient à 100 % l’autre société, qui elle ne compte que trois administrateurs : Jamila Ladjimi, présidente; Mélanie Charbonneau, secrétaire; et Annie Giraudou, vice-présidente.

Aussi, les articles 13.1. 8° et 13.11. 4° de la Loi sur la Caisse :

« 13.1. Le conseil d’administration doit par résolution: […]
8°  approuver des règles d’éthique et de déontologie applicables aux membres du conseil d’administration de la Caisse et de ses filiales en propriété exclusive et aux dirigeants et employés de la Caisse et de ses filiales;

13.11. Le comité de gouvernance et d’éthique a notamment pour fonctions: […]
4°  d’élaborer les règles d’éthique et de déontologie applicables aux membres du conseil d’administration, aux dirigeants et aux employés de la Caisse et de ses filiales en propriété exclusive. » (Je souligne, incline et graisse.)

… comportent tous les deux la restriction « en propriété exclusive ».

Par conséquent, comme la Caisse ne détient pas le Holding « en propriété exclusive », est-ce là le motif juridique à la source de ce que les règles de gouvernance de la Caisse ne s’étendaient pas à cette filiale? Si oui, c’est déplorable et la Loi devrait changer.

Par ailleurs, il est à noter, comme le fait le rapport Norton Rose Fulbright, que la Caisse dispose d’un code d’éthique pour les administrateurs qui est distinct de son autre code d’éthique destiné aux dirigeants et aux employés, ce qui n’est pas le cas d’Otéra qui, pour ce que nous en comprenons, n’a qu’un seul code « à l’attention des dirigeants, employés et consultants », sans mention aucune des administrateurs dans le titre. Pourquoi? Les termes « dirigeant » et « administrateur » ne sont pas synonymes. Nous osons nous permettre d’espérer que la révision annoncée répondra à cette question.

L’ordre normal des choses

Le spectaculaire exercice de relations publiques d’hier aurait peut-être pu être évité par la Caisse si tant avait été que le travail des journalistes dans cette affaire avait plutôt été fait par la Caisse elle-même, comme nous aurions normalement été en droit de nous attendre d’une institution aussi gigantesquement importante. Non seulement la Caisse est-elle tenue par la Loi de veiller très attentivement à sa bonne gouverne, mais encore est-elle tenue de réviser ses pratiques annuellement.

Nous espérons aujourd’hui que le nouvel ordre institué hier dans l’organisation de la Caisse constituera désormais la norme et qu’il ne sera pas possible d’en revenir. Osons croire qu’il ne sera pas nécessaire pour cela de changer la Loi afin de marquer le point de non-retour.

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« Entrevue par Hugo Joncas, journaliste au Bureau d’enquête, avec Willie Gagnon, directeur du Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires (MÉDAC). À la suite de nombreuses révélations du Bureau d’enquête concernant sa filiale Otéra Capital, la Caisse de dépôt et placement du Québec n’a eu d’autre choix que de déclencher une enquête interne. »

Source : Émission Dutrizac de 6 à 9, QUB Radio ›››

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