Descendre Desjardins en flammes?
2019-06-06
Willie Gagnon, Le MÉDAC
L’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) publiait cette semaine une note de recherche signée Julia Posca aux allures d’acte d’accusation contre Desjardins. Qu’en est-il?
Le document ➚ intitulé « Desjardins : Vers la bancarisation (sic) du Mouvement des caisses populaires? » dresse un constat très sévère de l’évolution de la puissante coopérative financière qui, notamment par omission, amène son lot de distorsions.
La matrice originelle
Posca y va, entre autres procédés, d’une description idéalisée de la paroisse (matrice originale des caisses populaires) qui aurait constitué, dans un âge d’or fantasmé, « le terreau de la vie démocratique » où régnait la « confiance mutuelle […] en raison des contacts intimes » entre les ouailles et qui était « un vecteur de valeurs communautaires prédisposant les individus à l’association ». Le document va même jusqu’à citer Pierre Poulin : « la limitation du territoire aux frontières d’une localité vise à un contrôle efficace de la solvabilité des emprunteurs et du bon usage des prêts ». Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour en venir à réclamer un retour en arrière au temps des bénitiers et du climat de délation toxique des petites collectivités fermées et isolées des pires années de l’Église et de sa moraline en ce pays. Pour notre part, nous nous permettons de croire qu’il n’appartient pas au beau frère ou à la voisine de surveiller les intérêts de la caisse populaire, comme de tout autre entreprise par ailleurs, dans la bonne gouverne de la vie financière de ses clients.
La lutte des classes
Par ailleurs, en s’appuyant sur un résumé de sources connues depuis longtemps déjà, Posca reproche notamment à Desjardins d’être passé « d’une volonté d’émancipation des classes populaires à une volonté d’efficience ». Est-ce vraiment là deux choses incompatibles? L’auteur semble le croire. Or, en quoi une organisation de cette taille devrait-elle ne pas être efficace dans ses activités principales? Aussi, le fait est que Desjardins a largement contribué à permettre aux classes dites populaires de s’affranchir, dans une certaine mesure, de leur condition, voire aux personnes qui en sont issues de changer de classe.
La dénationalisation
Posca ne situe pas non plus les dilemmes posés par les transformations de la consommation et la pénétration de la logique consumériste dans l’ensemble du tissu social. Le statut social de l’ensemble de la nation canadienne-française aux origines du Mouvement n’a plus grand-chose à voir avec la société moderne que constitue aujourd’hui le peuple du Québec, évolution soutenue par Desjardins, s’il en est.
Posca fait également le silence complet sur la dénationalisation de Desjardins et son désengagement des débats de société. La référence aux classes populaires semble n’être qu’une pirouette pour éviter de traiter du caractère national du projet à l’origine de la coopérative. Qu’en est-il des classes moyennes?
Les différents courants internes
Posca considère par ailleurs l’ensemble de Desjardins comme une organisation lisse, sans la moindre aspérité, sans aucun tiraillement interne, voire sans aucune contradiction. Cela donne l’impression qu’elle considère que Desjardins agit comme une seule et même personne, avec une volonté claire et unique, comme si elle était méchante. Dieu sait pourtant que plusieurs courants politiques animent le Mouvement et que la vie démocratique qui s’y déroule n’est absolument pas comparable à ce qui se passe dans le monde bancaire, à commencer par le principe même à la base de sa structure : un membre égale un vote plutôt qu’une action égale un vote. Nous en savons quelque chose, pour être sur le plancher des assemblées annuelles de toutes les grandes banques, chaque année, depuis plus de 20 ans.
Il est évident que la volonté de certains groupes de membres est parfois mise en minorité, mais plusieurs ont néanmoins des alliés, non seulement dans le monde rural, mais également dans nombre de caisses encore encastrées dans les rapports de proximité et les dynamiques collectives des quartiers des villes. L’on peut bien sûr se désoler de la baisse du nombre de caisses et du nombre de points de service. Le fait est cependant que le monde bancaire vit la même réalité, que les clients transigent de plus en plus par Internet — ce qui est parfaitement normal et pratique, par ailleurs —, que les fermetures et les fusions de caisses se font toujours avec l’approbation des membres et qu’il est possible d’imaginer que le nombre de caisses, à son apogée, était peut-être trop élevé.
Les bonnes et mauvaises dettes
Finalement, l’étude fait grand cas de la distinction fondamentale qu’il faut maintenir entre bonne et mauvaise dette, soit la notion de prêt productif : « En dehors des opérations courantes de dépôt et de paiement, c’est essentiellement le prêt productif, soit celui permettant l’achat ‹ de biens d’utilité professionnelle […] ou de biens de consommation durables et réellement nécessaires › [Poulin 1998], qui constitue la principale activité des caisses. En effet, dans la mesure où elles doivent encourager les pratiques d’épargne, seul ce type de prêt est octroyé. » Il en va ainsi des hypothèques résidentielles. Comme l’a toujours dit Jacques Parizeau, s’il fallait attendre d’avoir l’argent nécessaire pour s’acheter une maison, on passerait toute sa vie à loyer.
Ici, Posca pose encore une fois la pratique passée comme un idéal indépassable. Ceci dit, la note de recherche en vient quand même à reprocher à Desjardins d’octroyer trop de prêts en dénonçant le fait que ceux-ci « représentent en moyenne 50 % de l’actif total du Mouvement » (p. 5). L’ennui avec cet argument, c’est que les « prêts productifs », notamment les prêts hypothécaires résidentiels, n’y sont pas distingués des autres.
Le décloisonnement
Nous passerons sous silence les reproches adressés à Desjardins quant au décloisonnement du secteur financier opéré par le fédéral dans les années 1990. C’était une externalité. Le fait que Desjardins ait voulu s’adapter aux conditions d’un environnement qu’elle ne contrôlait pas ne saurait en aucun cas être une faute. Aurait-il fallu qu’elle croise les bras? Aurait-il fallu qu’elle se contente de disparaître? Il suffira de se souvenir du rôle d’usurier que jouaient jusqu’alors les courtiers et les trusts orangistes pour se convaincre rapidement du rôle salutaire joué par Desjardins dans ce marché depuis le décloisonnement.
La ventilation des (derniers) chiffres
Selon son dernier rapport annuel ➚, Desjardins déclare un actif total de 295 465 M$ (en gris). Ceci n’est pas une binerie. Aussi, comme il est possible de le constater dans le tableau ci-dessous, les revenus d’intérêts (essentiellement attribuables aux prêts) représentent 28,27 % (en vert) du total des revenus. Ces revenus représentent par ailleurs un rendement de 2,56 % (en cyan) sur le montant total des prêts. À titre de comparaison, les revenus d’assurance représentent 50,97 % (en jaune) de tous les revenus, ce qui replace les choses en perspective.
Aussi, lorsque l’on ventile les prêts (toujours dans le tableau ci-dessous), l’on constate que les prêts résidentiels (des « prêts productifs ») constituent 62,81 % (en cyan) du total des prêts. Qui plus est, 94,99 % (en mauve) de ceux-ci sont à faible niveau de risque.
Voilà qui est rassurant. Voilà qui démontre, rapidement, que Desjardins ne verse pas dans la promotion effrénée de l’endettement irréfléchi.
Bref. L’on en vient à se demander ce qui motive pareil travail d’un institut de recherche dont on serait en droit de s’attendre d’un tout petit peu plus de recul. L’on en vient à questionner les caractéristiques de cette note qui s’apparenteraient à une approche partisane. Nous osons nous permettre d’espérer que cette note de recherche précède une recherche en bonne et due forme qui ira objectivement au fond des choses.
Desjardins, depuis le rapport annuel 2018 (publié en 2019)
Résultats 2018, en M$ |
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Revenus | ||
personnes | 4 456 $ | 50,50 % |
dommages | 4 367 $ | 49,50 % |
assurances | 8 823 $ | 50,97 % |
intérêts | 4 894 $ | 28,27 % |
rendement 2,56 % | ||
marchés | 3 593 $ | 20,76 % |
total | 17 310 $ | |
Charges | 14 984 $ | 86,56 % |
Excédent | 2 326 $ | 13,44 % |
***** | ||
Bilan au 31 décembre 2018, en M$ |
||
Actif | ||
trésorerie | 3 384 $ | 1,15 % |
valeurs mobilières | 71 866 $ | 24,32 % |
prêts hypothécaires résidentiels* | 120 113 $ | 46,65 % |
autres prêts* | 70 397 $ | 23,83 % |
fonds distincts | 13 234 $ | 4,48 % |
autres | 16 471 $ | 5,57 % |
total de l’actif | 295 465 $ | |
Passif | ||
dépôts (particuliers, entreprises…) | 183 158 $ | 67,88 % |
passif des contrats d’assurances | 28 740 $ | 10,65 % |
autres passifs | 57 918 $ | 21,47 % |
total du passif | 269 816 $ | |
Capitaux propres | 25 649 $ | (rendement : 9 %) |
295 465 $ | ||
***** | ||
* Prêts, en M$ |
||
exposition au risque des hypothèques résidentielles : | ||
excellent | 36 383 $ | 30,29 % |
très faible | 30 017 $ | 24,99 % |
faible | 47 695 $ | 39,71 % |
94,99 % | ||
moyen | 4 630 $ | 3,85 % |
élevé | 862 $ | 0,72 % |
défaut | 526 $ | 0,44 % |
hypothèques résidentielles | 120 113 $ | 62,81 % |
crédit à la consommation | 26 210 $ | 13,71 % |
entreprises et État | 44 906 $ | 23,48 % |
total des prêts | 191 229 $ |