Les femmes dans les affaires
15 novembre 2006
Maxime Bergeron, La Presse
L’homme québécois a beau être affligé de bien des maux, jugé « en crise » et souvent dépeint comme un crétin au petit écran, une réalité demeure : les mâles dominent toujours les hautes sphères du monde des affaires.
Suzanne Blanchet l’admet, elle est « pourrie » au golf. Elle n’est pas non plus fana des sports organisés, mais elle s’est quand même mise à lire les pages sportives des journaux. Tout ça pour pouvoir causer football et hockey avec ses collègues masculins. Maîtriser le langage des sports et des hommes « ne nuit pas » quand on veut accéder aux plus hauts échelons de la pyramide d’une entreprise. Depuis bientôt 10 ans, Suzanne Blanchet dirige Cascades Groupe Tissu. La femme de 49 ans a 2000 employés sous sa responsabilité, et navigue dans un univers tout ce qu’il y a de plus masculin. Elle fait partie de la minorité de femmes-chefs d’une grande entreprise au Canada. Sur 279 PDG de sociétés comprises dans l’indice S&P/TSX, seuls cinq sont des femmes, révèle une étude récente. Un famélique 2 %.
En entrevue, tout en soulignant les progrès énormes qui ont été faits dans l’accession des femmes à des postes de haute direction, Suzanne Blanchet parle aussi des contraintes que la question du genre pose parfois, encore aujourd’hui. Comme elle, diverses expertes et femmes du monde des affaires ont accepté de discuter du sujet avec La Presse Affaires.
Chez les PDG masculins de petites, moyennes et grandes entreprises québécoises, obtenir des réponses a été plus difficile.
La dizaine de dirigeants que nous avons tenté d’interroger sur le sujet — ne serait-ce que cinq minutes — ont tous refusé de nous parler. Quand ce n’était pas le temps qui manquait, à cause de la publication prochaine de résultats trimestriels ou de réunions importantes, ils ont préféré « ne pas s’exprimer sur la question ».
« Au point où nous sommes rendus actuellement, s’il n’y a pas de vrais changements, c’est qu’à la tête des entreprises, ça n’a pas encore été considéré comme une vraie urgence d’affaires à gérer pour le plus grand bien de l’entreprise », dit Francine Harel Giasson, professeur titulaire au service de l’enseignement du management à HEC Montréal.
L’experte insiste sur un point : ce n’est pas « machiavéliquement » que les hommes se maintiennent en si forte proportion à la tête des entreprises. Il n’y a pas de conspiration machiste, le soir au Club St.James, visant à écarter les femmes des postes de pouvoir.
Divers phénomènes, comme celui de « l’homogénéité sociale au sommet », entrent plutôt en ligne de compte, explique-t-elle. « Quand un diplômé vient de tel lieu, il y a quelque chose de naturel à se sentir bien entre gens de même sorte, illustre Mme Harel Giasson. C’est le même phénomène homme femme. On se sent bien entre hommes, c’est un phénomène observé depuis des siècles. »
Cette question des « affinités » joue toujours un grand rôle dans la constitution des équipes de direction, confirme Françoise Bertrand, PDG de la Fédération des chambres de commerces du Québec. « Le old boys network ou le young boys network, ça existe encore, en ce sens qu’on a fréquenté des écoles, on fréquente des clubs, on joue au golf, on pêche ensemble. Je pense qu’il y a plus l’esprit de clan chez les hommes en général. »
Malgré cela, Françoise Bertrand n’a jamais senti que le fait d’être une femme avait nui à l’avancement de sa carrière, qui l’a menée à la tête de Télé-Québec et du CRTC. Elle a cependant du fournir un effort supplémentaire à certaines reprises, comme bien des femmes.
« Est-ce que tout le temps, j’ai senti qu’on était tous sur le même pied? Pas nécessairement. Mais inversement, quand je me retrouve avec des femmes, on ne considère pas toujours les hommes sur le même pied non plus. » Bébés et promotions
Sans surprise, la question de la maternité représente encore un aujourd’hui un obstacle majeur à la montée des femmes dans les entreprises. Selon Francine Harel Giasson, c’est entre l’âge de 35 et 40 ans que sont identifiées les personnes « envisagées pour les sommets ». Un bien mauvais moment pour celles qui décident d’avoir des enfants.
Quant à la « crise » de l’homme québécois, dont font régulièrement état médias et spécialistes de tout acabit depuis quelques années, la professeure soutient n’en avoir jamais observé la moindre manifestation dans le monde des affaires.
« Ce supposé malaise dont vous parlez, je n’en ai vu aucun signe dans les entreprises, ni léger, ni moyen, ni gros. Aucun signe. Je ne peux pas nommer un homme d’une entreprise au Québec qui se sent mal à l’aise d’être homme dans sa fonction de pouvoir. »
Enfin, pour Suzanne Blanchet, tout le monde devra changer d’attitude pour voir la progression des femmes accélérer dans le monde des affaires. Autant les hommes que les femmes. La PDG de Cascades Groupe Tissu est confiante.
« Les femmes doivent prendre leur place, il ne faut pas hésiter, il faut pousser. Et les hommes doivent être ouverts à ça. Il y a deux côtés à la médaille », dit-elle.
Quelques chiffres : Les femmes détiennent 14,4 % des postes de cadre dans les entreprises du FP500
> 38,6 % des entreprises du FP500 n’ont aucune femme cadre
> Sur 279 PDG des sociétés formant l’indice S&P/TSX, 2 % sont des femmes
> Cet automne, les femmes forment presque la moitié du corps étudiant de HEC Montréal (5814 sur un total de 12 054)
* Source : étude de la firme Catalyst, 2005, étude de SpencerStuart, 2006, HEC Montréal.