Le bâton
5 avril 2007
Sophie Cousineau, La Presse
Les Québécois aiment bien penser qu’ils sont plus « cool » que les autres Canadiens. Moins coincés et plus ludiques. Plus progressistes aussi, surtout en ce qui a trait à l’avancement des femmes. Or, entre la perception et la réalité, il y a un décalage.
La société new-yorkaise Catalyst a dévoilé hier les conclusions de sa grande enquête bisannuelle sur la place des femmes à la tête des grandes entreprises du Canada. Ces données sont rarement réjouissantes, remarquez bien. Mais celles sur le Québec sont navrantes.
En 2006, les femmes occupaient 15,1 % des postes de haute direction chez les 500 plus grandes entreprises du pays (palmarès du Financial Post). La progression est à peine visible à l’oeil nu, puisqu’en 2004, les Canadiennes occupaient 14,4 % de ces postes.
Qu’en est-il au Québec? L’an dernier, les femmes comblaient 13,9 % des postes de haute direction. En Ontario, pendant ce temps, 16,5 % des postes de direction allaient aux femmes. En Colombie-Britannique, cette proportion s’établissait à 14,5 %. En fait, parmi les grandes provinces, il n’y a qu’en Alberta, au pays des cow-boys et des industriels du pétrole, où la situation soit moins rose (12,2 %).
La place des femmes chez les dirigeants les mieux rémunérés est encore plus marginale. Les femmes ne représentaient que 5,4 % des plus hauts salariés du pays, contre 4,5 % en 2004. Traduit autrement, seulement 49 des 500 entreprises comptaient au moins une femme parmi leurs patrons les mieux payés.
Et de ces 49 sociétés, seulement neuf sont du Québec, en incluant la Banque de Montréal, dont le siège social montréalais n’est qu’une façade. Société distincte, you bet!
Les choses ne progressent pas plus vite dans les conseils d’administration des entreprises canadiennes, où les femmes occupent seulement 12 % des sièges.
« Les femmes sont largement exclues des postes clefs auxquels sont rattachés pouvoir et influence, en dépit du fait qu’elles représentent la moitié de la population active et le tiers des gestionnaires », note Deborah Gillis, directrice de Catalyst Canada. D’enquête en enquête, le même constat se dégage. Et Deborah Gillis pourra sans doute recycler sa citation dans deux ans.
La question n’est plus de savoir si le temps va arranger les choses — dans un siècle peut-être. La question est de savoir comment corriger cette iniquité.
Des entreprises ont trouvé le moyen de faire une plus grande place aux femmes dans leurs équipes de direction. C’est le cas de la Banque Scotia, comme en témoignait récemment mon collègue Maxime Bergeron.
Sylvia Chrominska, première vice-présidente, ressources humaines, a eu l’idée de changer la façon dont étaient accordées les promotions. Et elle a convaincu le conseil d’administration de la Scotia d’appuyer son projet.
Depuis 2002, donc, ce sont des comités qui passent en revue les candidatures aux postes de vice-président en montant. Les membres de ces comités, issus de différents secteurs de la banque, ne connaissent pas nécessairement les candidats. Ainsi, ils évaluent plus objectivement leurs compétences et leurs accomplissements que les « chums » de bureau.
Résultat : en trois ans, le nombre de femmes à la haute direction a bondi de 10 % à 37 %!
Malheureusement, ce cas est aussi spectaculaire qu’exceptionnel. Faudrait-il imiter le gouvernement du Québec, qui contraint les conseils d’administration de ses sociétés d’État à accueillir autant de femmes que d’hommes d’ici cinq ans?
Il s’agit de toute une contrainte, puisque les conseils d’administration doivent réunir des expertises de différents horizons (technologie, finance, stratégie, etc.) ainsi que des gens provenant de différentes régions.
Et puis, quelle femme, aussi compétente soit-elle, aimerait devoir sa nomination au fait que l’entreprise doive satisfaire un quota? Pierre Brodeur, un administrateur de société, me faisait remarquer récemment qu’il avait eu du mal à recruter une femme au conseil de Sico du temps qu’il présidait ce fabricant de peintures. Elle refusait d’être choisie pour la forme, comme token woman, pour reprendre l’expression anglaise. (Elle s’était finalement ralliée à ses arguments.)
Pierre Brodeur juge que si toutes les entreprises inscrites en Bourse étaient contraintes de féminiser leurs conseils (six à huit membres), les banques de candidates comme celle tenue par Femmes en tête/Women in the Lead s’épuiseraient. Peut-être, encore que les administratrices qualifiées se trouvent aussi aux États-Unis, en Europe et ailleurs.
À tout événement, on aura tout le loisir de débattre de ce problème lorsque les candidates qualifiées à des postes de PDG ou d’administratrices devront repousser des propositions. Pour l’heure, ce n’est pas le cas.
Le tiers des grandes entreprises canadiennes ne comptent aucune femme au sein de leur équipe de direction. Et près de la moitié des entreprises à capital ouvert (47 %) n’ont aucune femme à leur conseil. Les deux problèmes sont d’ailleurs reliés, puisque moins les femmes atteignent les échelons supérieurs des entreprises, moins elles sont pressenties comme administratrices.
L’heure des politesses est passée. Mais comment s’y prendre? Par des propositions d’actionnaires? Celle toute modeste qui avait été présentée lors de la dernière assemblée de la Banque Nationale a été repoussée avec autant d’empressement que si l’on avait proposé de subventionner le Parti communiste du Canada.
Et si on en faisait une condition d’inscription à la Bourse? Peut-être pas 50-50 en un an. Mais disons un tiers de femmes au conseil d’ici cinq ans, voire 10 ans, étant donné qu’un conseil d’administration met plusieurs années à se renouveler (ce qui est une bonne chose, pour conserver la mémoire de l’entreprise).
Des patrons déchireraient leurs chemises, sans aucun doute. De la même façon qu’ils se sont battus bec et ongles pour ne pas être contraints d’identifier les noms et salaires de leurs cinq plus hauts salariés. Mais bon, il semble que le bâton soit le seul langage que comprennent ces patrons.